[blog] De colère et d'espoir
07.07.14 0:09
Chouette billet
http://decolereetdespoir.blogspot.be/2014/07/dun-coup-de-baguette-magique.html
D'un coup de baguette magique
Certaines personnes semblent penser qu’il est possible de fermer les lumières du monde d’un coup de baguette magique. Effacer le paysage. Oublier l’histoire. Faire disparaitre les cultures et leurs normes. Décontextualiser.
Je propose à leur sujet deux diagnostics possible : elles sont conscientes que ça ne marche qu’au moment de se plonger dans un excellent roman, ou elles se trompent lourdement.
On ne peut pas « faire comme si ». Comme si aujourd’hui était un nouveau jour, vierge des ravages d’hier. On ne peut rien comprendre sans contexte. Et le contexte terrien, je suis navrée de l’écrire, est patriarcal. D’accord, tu peux déterminer si ton repas est chaud ou froid sans tenir compte des dynamiques de genre. Mais c’est à peu près toute l’analyse qui sera à ta portée. Pour le reste, hélas, repasse plus tard – quand tu auras (re)mis tes lunettes féministes.
Certaines personnes comprennent que leur vie n’est pas un système fermé, à l’abri du patriarcat (et, pendant qu’on y est, des autres systèmes oppressifs). Mais elles n’en acceptent pas toujours toutes les implications. La vérité, c’est que le contexte patriarcal (dé)colore chaque geste, chaque mot. Et la teinte qu’il choisit dépend [*roulement de tambours*] du genre.
Il est absolument essentiel d’être conscientE du rôle du genre dans l’attribution de sens. « Si un mot résonne dans la forêt, est-il sexiste? » pourrait bien être notre prochain dilemme existentiel – je veux dire, une fois que nous aurons réglés tous ces autres problèmes auxquels nous nous attaquons quotidiennement. En dehors de la forêt, cependant, aucun doute possible : le genre, tant de la personne qui s’exprime (par l’action, la parole, l’art…) que de celle qui reçoit le message, est un important facteur de sens. L’ignorer, c’est ne lire que la moitié – découpée verticalement – d’une page.
Certaines personnes pensent qu’elles peuvent faire disparaitre le sexisme d’un coup de baguette magique. Par ce que j’appellerai l’annulation – ou le double préjudice –, elles croient réussir là où nous échouons quotidiennement.
Titrer qu’un politicien est emmerdeur n’enlèvera rien au sexisme de cette couverture.
Utiliser le friend zone pour qualifier le comportement d’un homme n’en fait pas un concept moins patriarcal.
L’existence de prostitués ne change pas le fait que la prostitution est une violence envers les femmes.
Et, surtout, « ça existe aussi, des femmes qui violent des hommes » n’est pas l’argument vedette qui sortira le viol des préoccupations du féminisme.
Certaines personnes me supplient mentalement de présenter en détail quelques exemples – les voici :
Annulation d’un standard sexiste
Récupérer un standard ou une norme sociale sexiste pour tenter d’en faire un outil d’oppression du genre masculin n’est pas seulement le témoignage de desseins au mieux questionnables, c’est également non concluant. Une amie me disait que sa répugnance à l’égard de la pilosité féminine ne participait pas au patriarcat, étant donné qu’elles préféraient également les hommes glabres. Supposons donc un idéal uniforme, celui d’une pilosité discrète ou absente : le problème est-il réglé? Hélas, non. Le standard en tant que tel ne suffit pas, il faut le contextualiser pour en examiner les impacts. Il faut lui donner un sens par genrification. Chez les hommes, on observera une tendance qui en poussera certains à se raser ou à s’épiler plus assidument, au risque de déplaire. Chez les femmes, l’uniformité des modèles révèle une véritable culture du glabre qui réussit (brillamment et paradoxalement) à associer l’épilation à l’hygiène, favorise le poil shaming et constitue même un prétexte au harcèlement de rue. D’un côté, la mode; de l’autre, le dictat.
Annulation d’une insulte sexiste
De même, récupérer une insulte sexiste pour la masculiniser est vain. Les insultes à connotation sexuelles, notamment, résistent à la masculinisation (pute, salope – versus salaud, qui n’a pas la même connotation –, fille facile…), et, lorsqu’elles y cèdent, ne deviennent que de pâles imitations de leur version féminine. Une insulte ou un commentaire déplacé visant une sexualité « inappropriée » ne saurait avoir le même impact sur un homme (cis et hétérosexuel, il va sans dire) que sur une femme, en raison du poids de la culture du slut shaming qui le renforce. À l’extérieur de la conversation contenant l’insulte, une société contrôle et critique l’habillement des femmes, réduit leur sexualité à une fonction reproductrice et promeut une sexualité soit passive, soit inexistante, soit centrée sur le plaisir des hommes. Quand tu la traite de salope, c’est tout cela qui résonne. Il y a là un écho qui ne rebondira pas lorsqu’un homme est ciblé. Si tu crois bien faire (et faire assez) en masculinisant tes insultes sexistes, imagine-toi une personne remplissant les deux plateaux d’une balance déjà déséquilibrée avec respectivement un sceau et une petite cuillère. Ça ne marche tout simplement pas comme ça. Le genre ne détermine pas seulement le sens, mais aussi le poids.
Annulation d’un stéréotype de genre
Dans la catégorie « les publicistes n’ont rien compris », Numéricable mérite le prix « coup de cœur du jury ». Il y a quelques mois, l’entreprise proposait à ses clients de télécharger « aussi vite que [leur] femme change d’avis ». En réponse à la polémique qui a inévitablement suivi, elle a alors suggéré à ses clientes (ah, tiens, quelqu’un s’est rendu compte qu’elles avaient aussi un portefeuille!) de télécharger « aussi vite que [leur] mari oublie ses promesses ». Cet article nous suggère de « juger si cela rattrape la première publicité ». La réponse est non : ajouter un stéréotype masculin au stéréotype féminin ne lave pas l’entreprise, au contraire. Les stéréotypes de genre enferme, il est vrai, les membres des deux genres (c’est-à-dire, des deux genres connus du patriarcat) dans des boîtes rigides ayant toutes les deux le potentiel d’étouffer leurs occupantEs. Il est cependant essentiel de se rappeler laquelle de ces boîtes est la plus étroite et laquelle est percée, laquelle est à l’ombre et laquelle au soleil.
L’idée du sexisme inverse est de présenter une version atténuée des dommages du sexisme en « démontrant » qu’il est « juste », puisqu’il est aussi « mauvais pour les hommes ». Ce genre de discours, bien qu’il soit parfois utile pour rallier des hommes à la cause féministe (une tactique que je critique ici), est encore une fois entièrement décontextualisée. Dans notre société, ce sont les femmes qui sont le plus limitées dans leurs potentiels moyens d’épanouissement par les stéréotypes qui les enferment dans la sphère privée et dans le rôle de la princesse. Les stéréotypes imposés aux hommes font quant à eux partie du privilège masculin. Ils sont généralement valorisants et émancipatoires (ne pas tenir ses promesse, n’est-ce pas conserver sa liberté?). Plus encore, ils sont souvent dommageables pour les femmes (c’est le cas, par exemple, de la valorisation de la brutalité ou de la sexualité « entreprenante »).
Ne s’inscrivant pas dans un éventuel contexte de privilège féminin et d’oppression masculine, le supposé « sexisme inverse » ne « compense » pas le sexisme. Bien souvent, il le renforce. Si tu veux « annuler » ton sexisme… Sois moins sexiste. Pas plus.
Double préjudice
Cela m’amène au concept de double préjudice. Les stratégies vues plus haut, loin d’atténuer le sexisme, multiplient souvent les ravages. Au mieux, elles augmentent le nombre des oppriméEs. L’augmentation du préjudice semble être un objectif des masculinistes lorsqu’ils dénoncent des supposés « privilèges féminins », comme le fait de ne pas se suicider (bien navrée que ma vie vous oppresse, messieurs). Soyons clairEs : le féminisme vise l’amélioration des conditions de vie des femmes, pas la dégradation de celles des hommes. Nous exigeons que les hommes cessent de violer, de tuer et de harceler, et non que les femmes s’y mettent en pareilles proportions. Cela me semble pouvoir se passer d’explications. Cessons donc de tenter « d’annuler » le sexisme en propageant plus de sexisme. Deux facteurs négatifs donnant un résultat positif, ça existe juste en mathématiques.
Certaines personnes tentent de nous réduire au silence en suggérant que la moitié des victimes de violence conjugale sont des hommes, que les hommes sont violés aussi souvent que les femmes, que les standards de beauté irréalistes et malsains affectent autant les garçons que les filles… Même si ces mensonges n’en étaient pas, cela n’enlèverait pas le caractère sexiste de ces violences une fois placées dans le contexte du patriarcat. Et cela ne signifierait certainement pas la fin de notre combat.
Le sexisme, c’est quoi?
Certaines personnes définissent le sexisme comme une discrimination, un traitement différent à l’égard d’un genre. Malheureusement, c’est bien plus que cela. Le sexisme, ça peut être un traitement égal aux résultats différents selon le genre de la personne qui le reçoit. Cela explique que les pays ayant consacré l’égalité formelle soient toujours patriarcaux, ou que des mesures apparemment neutres quant au genre perpétuent les inégalités (voir dans mon dernier article l’exemple de l’interdiction des emballages en plastique).
Une fin d’article n’est certainement pas le lieu indiqué pour tenter de définir à mon tour le sexisme. Il y a cependant deux choses dont je suis certaine. Primo : le sexisme sait se rendre invisible à qui croit en la magie. Secundo : on peut combattre le feu par le feu, mais pas le sexisme par le sexisme.
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