Féminisme et lutte contre la misère
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Féminisme et lutte contre la misère
12.03.15 20:02
Un article de Magdalena Brand que j'ai trouvé intéressant, alors je partage
- l'article:
- J'ai toujours souhaité dialoguer avec d'autres sur le placement des enfants des milieux très pauvres pour des raisons sociales et économiques en France comme une question féministe. Mais je ne trouvais pas les outils dans les milieux féministes et à l'université pour pouvoir penser le placement involontaire pour raisons sociales et économiques des enfants des milieux très pauvres comme une violence imposée à des femmes. Il m'a donc fallu faire une pause dans mon féminisme essentiellement formé à partir des expériences des femmes blanches de la classe moyenne en France, et il m'a fallu faire une pause dans ma méthode de recherche en sociologie, essentiellement basée sur les savoirs actuellement autorisés en France, le point de vue des groupes privilégiés. Cette pause était nécessaire pour apprendre et réapprendre des femmes qui vivent cette forme de violence et de contrôle sur leur vie. J'ai donc avec beaucoup d'intérêt participé à la production d'une synthèse1 à partir de monographies, produites par le mouvement ATD Quart Monde, sur cette question : qu'est-ce que le point de vue des femmes qui luttent au quotidien contre les violences de la misère, m’apprend sur l'articulation entre les inégalités de genre et les violences de l'extrême pauvreté ?
Il n’existe pas de groupe homogène de « femmes très pauvres ». Au contraire, la perspective d’ATD Quart Monde repose sur la conviction qu’il faut partir de la complexité et de la richesse de l’expérience personnelle qui constitue le quotidien des plus pauvres et la base d'une connaissance commune. Jusqu'à ce jour, les écrits du mouvement ATD Quart Monde développent des outils pour penser l'articulation entre le genre et l'extrême pauvreté, mais il faut constater que cette pensée n'influence pas les groupes féministes actuels, et il faut reconnaître que cette absence constitue une violence faite à la pensée des femmes des milieux les plus pauvres. Cette synthèse exprime ce que, en tant que féministe et universitaire, j'ai appris et compris de l'expérience et de la connaissance des femmes vivant l'extrême pauvreté.
Changement de regard
Les femmes qui doivent lutter au quotidien contre l'extrême pauvreté sont trop souvent cataloguées comme « victimes », dans la mesure où les projets et organisations ne tiennent pas compte de leur capacité de révolte et de résistance. Lorsqu’on ne reconnaît pas leur rôle actif, on perpétue le mythe selon lequel la soumission et l'infériorité sont la marque des populations les plus défavorisées. Certains établissements d’assistance publique en Europe et en Amérique du Nord, ainsi que certains programmes de développement en Afrique ou en Amérique latine, ont tendance à considérer les femmes très pauvres comme des êtres passifs, résignés et même inconscients de leur oppression, s’accommodant d’une situation qu’une femme plus privilégiée ne tolérerait pas. Cette attitude se fonde sur l’idée que les femmes très pauvres sont des victimes incapables d’agir pour elles-mêmes.
Si les femmes qui luttent contre la pauvreté bénéficient aujourd’hui de l’aide de nombre d’organisations féministes, de refuges et de programmes de développement, elles sont rarement considérées comme des militantes. Et cela au mépris du fait que les femmes qui vivent la pauvreté sont des actrices de résistance contre la pauvreté extrême. Elles utilisent leur expérience pour tenter de se sortir de leur situation ainsi que celle de leur famille. Mépriser la résistance, l'expérience et la connaissance des femmes les plus démunies constitue une atteinte à leur dignité et est donc un obstacle à une transformation féministe radicale et durable : « Tant que la condition de la femme la plus pauvre durera, aucune femme ne sera réellement à l'abri. Car ce qui peut être refusé à la femme en bas de l'échelle sociale, n'est pas un droit inaliénable pour toutes les femmes »2.
Les violences des politiques familiales envers les femmes des milieux très pauvres
L'accès aux techniques contraceptives, abortives et de stérilisation est un droit revendiqué dans les universités populaires Quart Monde dans le monde, et pratiqué de façon librement consentie par certaines femmes dans le monde. Mais ces techniques sont aussi imposées aux femmes des milieux pauvres, par la force ou par la contrainte économique, dans le cadre de politiques de planification familiale, visant, non pas l'accès des femmes à leurs droits, mais le contrôle des populations jugées indésirables. En Caroline du Nord (USA), une loi qui autorisait la commission eugénique à stériliser ceux et celles qu’on estimait « inaptes à se reproduire »3 resta en vigueur jusqu’au 17 avril 2003, et visait la majorité des gens pauvres de la communauté noire et hispanique. Au Pérou, de 1930 à 2000, le contrôle des naissances était souvent imposé par l’État et par des organisations de développement. Lorsqu’une femme demandait une aide médicale, on ne prenait sa requête en considération que si elle acceptait d’abord une ligature des trompes4. Entre 1930 et 1970, la Suède imposa la stérilisation de 62 000 femmes, condition pour bénéficier de la sécurité sociale, garder leurs enfants ou être libérées de prison. La stérilisation et les contraceptions forcées font partie de l’histoire des femmes très pauvres jusqu’à aujourd'hui.
Les retraits, les placements, les adoptions et les internements de leurs enfants et de leurs jeunes, loin d'être des façons de soulager les femmes très pauvres, ont pour but de contrôler et de sanctionner des groupes sociaux et ethniques. Cela s'exprime dans les politiques des institutions et les pratiques des professionnels. La corrélation entre le racisme, la pauvreté et le placement involontaire est réelle et bien documentée pour la ville de New York : « Quelques 96% des enfants placés dans cette ville sont noirs ou hispaniques. Cela résonne de façon étrange. Ces enfants sont une minorité dans la ville. Nous ne sommes pas les seuls à avoir une parentalité incorrecte. Mais les personnes noires sont pauvres et la pauvreté joue un rôle important dans les décisions de placement des enfants »5.
Madame Alicia du Pérou raconte : « Pour sortir, je devais payer mon séjour à l'hôpital, l'infirmière m'a dit : ‘Si tu ne payes pas, nous allons garder le bébé, pourquoi est-ce que tu le prendras avec toi si tu n'es pas capable de t'en occuper ? Si tu n'as pas assez d'argent pour le sortir de l'hôpital, tu n'auras pas assez pour lui donner à manger’. »6
En France, Madame Céline Lenand reçoit un appel des services sociaux pour lui expliquer que son bébé va être placé dans une famille d'accueil. Elle s’enfuit de l’hôpital à la recherche de son compagnon. Quand elle revient l’enfant n’est plus là, placé dans une famille d’accueil en raison des séjours de sa mère en hôpital psychiatrique et de la situation récente de SDF de son compagnon7.
Dans son intervention au colloque La misère est violence – Rompre le silence – Chercher la paix, Moreane Roberts, militante au Royaume-Uni, analyse comment dans son pays, « plus une famille est pauvre, plus fortes sont les chances de voir son enfant enlevé par les autorités locales et adopté contre la volonté des parents ». Elle explique toutes les étapes du placement comme une négation de l’humanité des personnes vivant l’extrême pauvreté : « Il arrive souvent que les autorités s’adressent aux pauvres et les traitent comme s’il s’agissait d'êtres inférieurs »8.
En Afrique, c’est tout un contexte, auquel participe un ensemble d'organisations de développement, qui crée les conditions où les enfants de personnes très pauvres sont considérés comme des orphelins pouvant être adoptés sur le plan international. Les parents sont considérés comme invisibles à cause de leur manque de moyens pour assurer la subsistance à leurs enfants. Retirer les enfants de leur famille est toujours présenté comme l'intérêt de l'enfant, malgré les effets péjoratifs sur une jeune population coupée de ses racines9.
Les politiques familiales des États et des organisations vis-à-vis des familles victimes de la pauvreté reposent souvent sur une logique qui exclut a priori les pères. A la Nouvelle- Orléans, par exemple, il n’existe pas de foyer municipal qui héberge les pères et même les garçons au-dessus de dix ans, raison pour laquelle certaines familles sans logement refusent ce type d’hébergement10. Dans d'autres projets publics ou privés, les femmes ne peuvent obtenir certaines aides qu’à la condition de quitter leur partenaire ou le père de leurs enfants. En France, on trouve maint exemple de services sociaux qui disent à une femme : « Si vous quittez votre partenaire, on peut vous aider, autrement nous ne pouvons rien faire pour vous. » Au final, ces mesures aboutissent à exercer davantage de contrôle sur les femmes victimes de la misère, sur leur corps, leurs relations avec leurs enfants et avec leurs partenaires. Comme ces politiques destinées à protéger les femmes victimes de la pauvreté, n’ont pas été conçues en accord avec elles et sur la base de leurs expériences et de leurs savoirs, elles aboutissent à des attitudes paternalistes ou punitives envers les femmes. Ainsi, Mrs Mercedita Villar-Diaz Mendez et d’autres femmes des Philippines ont dû se rassembler pour exiger la libération d’une mère emprisonnée avec son enfant pour avoir fait la manche avec un mineur11.
Des liens familiaux et sociaux de résistance
L'unité familiale qui s'organise autour du travail prend un sens particulier dans les foyers très pauvres qui doivent survivre au jour le jour. Les différences de travail et de revenus entre hommes et femmes sont moins importantes que dans d'autres milieux, et la plupart de ces femmes travaillent à l'extérieur, des fois dans les mêmes lieux que leur compagnon. D'autres sont le plus souvent les seules qui apportent un revenu au foyer, et quelquefois ce sont les jeunes filles qui deviennent les chefs de famille. Pour des mères célibataires au revenu très réduit, les enfants représentent un soutien considérable quant au travail et à l’organisation de la maison, les soins aux plus jeunes et le maintien des liens familiaux. Originaire des Philippines, Mrs Mercedita Villar-Diaz Mendez explique que sa fille « Roseline veut s’occuper de son petit frère. Elle dit que peu lui importe de mendier dans la rue toute la journée si elle réussit à lui acheter du lait. Ce qui lui importe c’est que son frère ne soit pas séparé de nous12. » Le travail en dehors du foyer signifie à la fois l'expérience de l'exploitation mais aussi celle de la sécurité pour soi et pour sa famille.
Dans les situations de grande pauvreté et d’exclusion, les liens familiaux revêtent diverses formes beaucoup plus riches que la famille nucléaire qui est considérée comme la norme en occident. Pour lutter contre la pauvreté extrême, les femmes créent des liens avec des enfants qui ne sont pas les leurs, avec des hommes qui ne sont pas les pères de leurs enfants et avec des femmes qui ne sont pas leurs sœurs13. Des femmes qui avaient quitté leur partenaire restent en contact avec eux par solidarité, parce qu’appartenant au même milieu ou à la même communauté, parce qu’ils souffrent des mêmes difficultés, des mêmes injustices et parce qu'ils partagent la lutte pour la garde de leurs enfants contre l’État ou contre les diverses violences de la misère. C'est ce qu'explique Madame Vicky Mercier : « Nous sommes divorcés. Mais n’allez pas imaginer que nous nous laissons tomber. Chez nous ça ne fonctionne pas comme ça. Disons que nous nous aidons mieux comme ça. Il habite à côté et nous nous entraidons beaucoup. »14
Conclusions sur mon féminisme et sur l'université
L'action la plus significative est de prendre au sérieux la voix des femmes qui sont victimes de la violence de la pauvreté et qui luttent malgré tout pour prendre la parole et développer leur pensée en autonomie et en résistance. Faire une pause dans mon féminisme et dans ma sociologie, c'était donc faire silence pour que le point de vue que ces femmes expriment remette en cause la rigidité de mes normes et de mes pratiques militantes et universitaires. Alors que je pensais le silence comme une absence de pouvoir, un signe de soumission, j'ai appris que le silence peut être aussi puissant et donner du pouvoir autant que la parole. Ivanite Saint-Clair, militante d'ATD Quart Monde en Haïti, m'a appris que garder le silence peut représenter une résistance face à la violence de la misère qui sépare les communautés15. Ce savoir du silence repousse les limites de l'action féministe et donne de nouvelles dimensions aux résistances des femmes. Il y a la violence dans les communautés, mais il y a quelque chose d'autre que je n'ai jamais connu moi-même dans mon milieu : la conscience de maintenir les liens et la solidarité d'une communauté. Un soir que j'étais à Bangui, en Centrafrique, où je fais mes recherches, je demande à une tenancière d'une buvette si elle a réussi à récupérer l'argent qu'un jeune voisin lui avait volé. Elle me répond: « Ce voleur dont tu parles est mon frère, tu crois peut-être que je peux abandonner mon frère pour un vol ? ». Pour moi, c'est cette expérience et cette conscience qui marque la frontière avec mon milieu militant et avec l'université qui isolent et qui refusent de voir l'humanité de ces femmes qui ne sont jamais considérées autrement que comme dominées. Ce que fait la recherche c'est refuser la capacité de connaissance et de résistance de ces femmes, alors même qu'elles sont porteuses d'un savoir unique sur leur communauté et sur le monde. Ce que la recherche fait alors c'est isoler les femmes de leur communauté alors même qu'elles partagent leur vie, leurs revenus et leurs expériences avec d'autres. Les théories universitaires majoritaires utilisées pour analyser les faits et pour bâtir le militantisme ne se fondent pas sur les expériences de ces femmes et de leur famille mais sur celles des autres. Alors que dans les quartiers à Bangui, ce sont les femmes qui demandent à leurs frères de s’organiser pour les défendre dans leur travail de prostituée, la théorie féministe fait l'analyse que tous les hommes dans l'entourage des prostituées sont des proxénètes. Toutes les théories se basent sur des expériences et cette théorie de la famille comme lieu de la domination se base sur les expériences des femmes de mon milieu, les classes moyennes blanches. Les savoirs des femmes des milieux très pauvres montrent les limites de ce féminisme qui m'a formée, et m'ouvrent de nouvelles portes pour penser le militantisme et la production de connaissances. .
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(Source)
1Gender and extreme poverty, http://www.atdfourthworld.org/IMG/pdf/Gender_and_poverty_ATD_June_2011.pdf
2Alwine De Vos van Steenwijk et Joseph Wresinski, La femme du Quart Monde, une inconnue, Pierrelaye, Éd. Sciences et Services, 1976.
3Diana Skelton (dir.), Quand l'extrême pauvreté sépare parents et enfants: un défi pour les Droits de l'Homme, ATD Quart Monde et Les Nations Unies, 2004.
4Xavier Godinot (dir.), Éradiquer la misère : Démocratie, mondialisation et droits de l’homme, Paris, PUF/ Éd. Quart Monde, 2008.
5Monsieur Greaves du groupe People United for Children, in Skelton. (Voir note 3).
6In Xavier Godinot (voir note 4).
7 In Xavier Godinot (voir note 4).
8Revue Quart Monde n°222 (2012)
9Karen Stornelli, dans une interview sur les sept ans qu’elle a vécus dans une équipe d’ATD Quart Monde au Burkina Faso, 2009.
10 Voir note 3.
11Voir note 4.
12Voir note 4.
13Voir note 4.
14Patricia Heyberger et Vicky W., On a eu des hauts ensemble. Famille : des liens contre la misère in Revue Quart Monde, no 150, 1994.
15Voir son article in Revue Quart Monde, n° 222, 2012.
- AraignéeAncien⋅ne
- Messages : 4550
Date d'inscription : 02/09/2012
Re: Féminisme et lutte contre la misère
13.03.15 2:19
Merci beaucoup très énormément pour ce partage Nurja. En tant que féministe pauvre et militante, ça m'intéresse particulièrement.
Néanmoins, il y a quelque chose qui me gêne dans cet article : c'est cette opposition (très courante dans nos sociétés libérales où chacun-e doit se gérer soi-même comme une petite entreprise) entre ''victime'' d'un côté et ''militant-e'', ''capable d'agir'' de l'autre. Être victime, ce n'est pas forcément être passive/if et incapable d'agir et de se battre. Être victime, c'est subir ou avoir subi une injustice ou une violence.
J'ai été victime de viols de la part de mon ex. Le fait que j'ai saisi la justice et la police, tout comme le fait que je suis une thérapie pour me relever, ne contredisent pas le fait que j'ai été victime de viols. Que l'on se batte ou non contre la violence ou l'injustice subie, on n'en est pas plus ou moins victime. Les deux ne s'opposent pas, ne se contredisent pas, n'ont en fait rien à voir l'un avec l'autre.
Ceci dit, je suis foncièrement d'accord avec le fait que souvent, trop souvent, les femmes (et les hommes aussi dans une moindre mesure) pauvres sont vu-e-s comme passifs/ves, inactifs/ves, et jamais comme des militant-e-s et/ou des résistant-e-s (que ce soit contre les violences et injustices vécues soi-même ou celles vécues par d'autres).
C'est ainsi d'ailleurs qu'on se retrouve fatalement avec des accusations de ''féminisme bourgeois'' (les femmes pauvres n'étant pas vues comme potentiellement féministes, puisque n'étant pas vues comme potentiellement militantes). Ou avec cette accusation souvent lue vis à vis de celles et ceux qui se battent pour les droits des Roms : ''C'est facile pour vous de défendre les squats de Roms, c'est pas vous qui les avez comme voisin-e-s !'' Là encore, avec l'idée que les militant-e-s de la cause des Roms sont forcément des gens aisé-e-s (et des Gadjés, ça va de soi, qui imaginerait un-e Rom militer ?!).
Expérience vécue par une femme pauvre de ma connaissance, victime de violence institutionnelle :
EDIT : Ma mère m'a dit un jour un truc qui m'a marquée, et qui est loin d'être faux. Elle m'a dit ''chez les bourgeois, tout s'achète. Nous, on ne fonctionne pas comme ça, mais même si on fonctionne au coup de main, à l'entraide avec elles/eux, quand vient le moment de rendre la pareille, ça devient payant. Ils/elles n'y réfléchissent même pas : c'est comme ça que ça fonctionne, pour elles/eux.''
Par exemple, ma mère a gardé les enfants de plusieurs ami-e-s, copains/ines. Jamais elle n'a songé à demander de l'argent. Mon père a coupé ou élagué des arbres pour des ami-e-s, copains/ines. Jamais lui non plus n'aurait pensé à se faire payer. Ces mêmes gens, lorsqu'ils/elles sont de notre milieu social, rendent des services à leur tour, gratuitement. Ils/elles changent de voiture mais la vieille roule encore ? Elles/ils nous la donne. Idem pour les frigos, machines à laver, fours. Certain-e-s, pas beaucoup plus riches que nous, ont prêté de l'argent dans les périodes difficiles. Etc. C'est le mode de fonctionnement ''normal'', habituel, dans les classes pauvres.
Mais dès qu'il s'agit de ''bourgeois'' (classes sociales dites moyennes mais bien plus aisées que nous), hormis deux ou trois exceptions, le retour de services devient payant ! Ou empoisonné...
Néanmoins, il y a quelque chose qui me gêne dans cet article : c'est cette opposition (très courante dans nos sociétés libérales où chacun-e doit se gérer soi-même comme une petite entreprise) entre ''victime'' d'un côté et ''militant-e'', ''capable d'agir'' de l'autre. Être victime, ce n'est pas forcément être passive/if et incapable d'agir et de se battre. Être victime, c'est subir ou avoir subi une injustice ou une violence.
J'ai été victime de viols de la part de mon ex. Le fait que j'ai saisi la justice et la police, tout comme le fait que je suis une thérapie pour me relever, ne contredisent pas le fait que j'ai été victime de viols. Que l'on se batte ou non contre la violence ou l'injustice subie, on n'en est pas plus ou moins victime. Les deux ne s'opposent pas, ne se contredisent pas, n'ont en fait rien à voir l'un avec l'autre.
Ceci dit, je suis foncièrement d'accord avec le fait que souvent, trop souvent, les femmes (et les hommes aussi dans une moindre mesure) pauvres sont vu-e-s comme passifs/ves, inactifs/ves, et jamais comme des militant-e-s et/ou des résistant-e-s (que ce soit contre les violences et injustices vécues soi-même ou celles vécues par d'autres).
C'est ainsi d'ailleurs qu'on se retrouve fatalement avec des accusations de ''féminisme bourgeois'' (les femmes pauvres n'étant pas vues comme potentiellement féministes, puisque n'étant pas vues comme potentiellement militantes). Ou avec cette accusation souvent lue vis à vis de celles et ceux qui se battent pour les droits des Roms : ''C'est facile pour vous de défendre les squats de Roms, c'est pas vous qui les avez comme voisin-e-s !'' Là encore, avec l'idée que les militant-e-s de la cause des Roms sont forcément des gens aisé-e-s (et des Gadjés, ça va de soi, qui imaginerait un-e Rom militer ?!).
Expérience vécue par une femme pauvre de ma connaissance, victime de violence institutionnelle :
- Spoiler:
- C. est non seulement pauvre, mais aussi UD (héroïne principalement, par voie intraveineuse), noire et fragile psychiquement (tendances dépressives et suicidaires). C'est néanmoins*** une mère exemplaire, maman d'un grand garçon maintenant adolescent et d'une petite fille.
Lorsque sa fille était bébé, C. vivait avec ses enfants dans son propre appartement, mais rendait régulièrement visite au père de sa fille, qui vivait dans son propre appartement, avec la petite pour qu'elle puisse voir son papa et lui sa fille.
Lors d'une de ces visites, alors que la petite avait trois mois environ, le père a cru que C. avait commis une énième tentative de suicide, parce que C. était un peu défoncée, parce qu'il y avait pas mal de boîtes de médicaments plus ou moins vides qui traînaient, et parce que C. avait déjà commis, très souvent, ce genre de TS. En panique, il a donc appelé les pompiers, mais lorsque ces derniers sont arrivés, il leur a expliqué que c'était une fausse alerte, qu'il s'était trompé et que C. n'avait pas tenté cette fois-ci de se tuer.
Manque de chance, les pompiers se sont senti pousser du zèle... Prétextant que l'appartement était trop sale et insalubre pour un bébé de 3 mois, ils ont décidé de repartir avec la petite fille. C. leur a expliqué qu'elle et sa fille ne vivaient pas ici et qu'ils pouvaient venir voir quand ils voulaient chez elle pour constater la propreté et la tenue de son appart à elle, ils ont fait la sourde oreille. Elle a eu beau leur rappeler qu'ils n'avaient aucun droit de retirer un bébé à sa mère sans aucune forme de procès, c'était peine perdue : ils ont embarqué le bébé dans l'un de leur véhicule, et dans un autre véhicule, C., paniquée, terrorisée, hurlant, protestant (et à raison !). Ils ont conduit C. aux Urgences Psychiatriques, sous le prétexte qu'elle était en état de crise (quelle mère ne le serait pas si on lui prenait ainsi son bébé de 3 mois ?). Aux Urgences Psy, C. s'est retrouvée attachée à un lit (parce qu'elle essayait de partir pour aller récupérer sa fille), et les soignant-e-s lui disaient ''on vous détachera lorsque vous serez calmée''. Quand elle leur expliquait qu'on lui avait pris sa fille, raison pour laquelle elle était dans cet état de panique, de colère et de désespoir, on lui répondait des choses comme ''mais enfin madame, vous délirez... Vous savez bien que ce n'est pas possible... on ne retire pas un enfant à sa mère comme ça, il faut une enquête sociale, les pompiers n'ont pas ce droit-là...'' Oui, elle a été prise pour une folle en plein délire (son statut de femme noire, pauvre, UDVI et suicidaire ayant déjà fait plusieurs séjours en HP n'aidant pas à ce qu'on la prenne au sérieux...), et personne à l'hôpital n'a bien voulu la croire...
Sa fille étant au sein, son calvaire a été aggravé par le fait que l'heure de la tétée ayant été dépassée, d'une part elle savait que sa fille devait hurler de faim (et de terreur et de désespoir), d'autre part elle commençait à ressentir la douleur physique au niveau des seins...
Heureusement, lorsque les pompiers sont arrivés à la caserne avec la petite fille de trois mois dans les bras, il leur a été demandé des comptes (d'où venait cette enfant, où étaient les parents ?). Au final, le lien entre la mère et la fille a été retracé, la faute des pompiers a été vue comme une évidence, l'hôpital a été contacté, et C. a été détachée de son lit, rassurée quant au fait qu'on lui rendrait très vite sa fille, et les soignant-e-s se sont excusé-e-s de l'avoir prise pour une folle délirante alors qu'elle disait la vérité. Elle est sortie de l'hôpital et son bébé lui a été rendu (et les pompiers ont reçu un blâme mémorable, je ne sais pas s'ils sont restés pompiers ou s'ils ont carrément été virés, mais ils se sont fait secouer les puces, et pas qu'un peu (et c'était la moindre des choses !).
N'empêche que pendant quelques heures, C. a vécu un véritable calvaire (et sa fille sans doute aussi), qu'elle n'aurait sans nulle doute jamais vécu si elle avait été riche, blanche, non-UD et pas fragile psychologiquement...
***EDIT : Pourquoi "néanmoins" ? Moi même je me fais prendre au piège des représentations...
- 3615 Ma vie-Mon psy:
- Je me souviens, il y a quelques années, de mon psy, à qui j'expliquais la peur qu'avait ma mère, lorsque j'étais enfant, de voir ses enfants placé-e-s par les services sociaux (un ami de mes parents, qui élevait seul sa fille et était très pauvre, avait failli voir sa fille placée). Mon psy s'était étonné ''mais enfin ! On ne retire pas des enfants à leurs parents juste parce qu'ils sont pauvres !'' Quand je lui ai raconté – par lettre – l'histoire de C., j'avais peur qu'il ne me croie pas. Mais son incorrigible optimisme ne l'empêche pas d'être réceptif aux injustices, alors bien sûr que si, il m'a crue. Tout comme l'histoire de l'ami veuf de mes parents, il avait eu du mal à y croire il y a quatre ans, mais la deuxième fois où je lui en ai parlé, ça ne lui paraissait plus si dingue et improbable. Quelque part, c'est triste de constater que son optimisme et sa croyance en la justice sociale est mise à mal par la réalité et ses injustices. À mon contact (et sans doute à celui d'autres patient-e-s) il prend acte de violences et d'injustices terribles, qui doivent mettre à rude épreuve son immense sensibilité...
EDIT : Ma mère m'a dit un jour un truc qui m'a marquée, et qui est loin d'être faux. Elle m'a dit ''chez les bourgeois, tout s'achète. Nous, on ne fonctionne pas comme ça, mais même si on fonctionne au coup de main, à l'entraide avec elles/eux, quand vient le moment de rendre la pareille, ça devient payant. Ils/elles n'y réfléchissent même pas : c'est comme ça que ça fonctionne, pour elles/eux.''
Par exemple, ma mère a gardé les enfants de plusieurs ami-e-s, copains/ines. Jamais elle n'a songé à demander de l'argent. Mon père a coupé ou élagué des arbres pour des ami-e-s, copains/ines. Jamais lui non plus n'aurait pensé à se faire payer. Ces mêmes gens, lorsqu'ils/elles sont de notre milieu social, rendent des services à leur tour, gratuitement. Ils/elles changent de voiture mais la vieille roule encore ? Elles/ils nous la donne. Idem pour les frigos, machines à laver, fours. Certain-e-s, pas beaucoup plus riches que nous, ont prêté de l'argent dans les périodes difficiles. Etc. C'est le mode de fonctionnement ''normal'', habituel, dans les classes pauvres.
Mais dès qu'il s'agit de ''bourgeois'' (classes sociales dites moyennes mais bien plus aisées que nous), hormis deux ou trois exceptions, le retour de services devient payant ! Ou empoisonné...
- Exemples:
- Quand ma mère pensait à s'acheter une yourte, elle a demandé à des ''ami-e-s'' si dans un premier temps, il serait possible de planter sa yourte quelque part dans un de leurs prés (elle a des chevaux, et donc plusieurs hectares). Ces gens savent que ma mère n'a pas le sou. Il et elle ne lui ont donc pas demandé d'argent, mais quand même... comme ''loyer'', elle et il ont aussitôt parlé de ''nourrir les chevaux, arroser et bêcher le jardin, rendre des petits services''. C'est leur mode de fonctionnement de bourgeois : tout se paye. Dans l'absolu, ce serait pas grave (c'est leur ''problème'' quoi) si ma mère n'avait pas, des années durant, gardé leurs enfants des dizaines et des dizaines de fois. Là, personne n'a abordé la question de la rémunération...
Nos ancien-ne-s voisin-e-s. Profs en grandes écoles, assez riches pour investir dans des bouts de forêt, propriétaires d'une grande maison... Leurs enfants et nous étions très proches, mon premier petit copain était leur fils, leur fille et mon frère ont été en couple pendant plusieurs années, lorsque leur fils cadet s'est suicidé c'est notre famille qui a été appelée en premier comme soutien... Bref, on était presque comme de la même famille, on a partagé beaucoup de choses, dont le plus dur... Quand j'ai commencé à traîner dans la rue et à prendre de l'héro, je suis devenue moins la bienvenue chez elles/eux (mauvaise graine que je suis), sans compter que quelque part, il et elle (les parents, pas les ''enfants'') me tiennent en partie pour ''responsable'' de la mort de leur fils (parce qu'il m'avait parlé de suicide et que j'ai pas alerté ses parents ; idem pour sa sœur, leur fille donc, à qui il en avait aussi parlé... Par contre elle et lui ne se remettent jamais en question, concernant leur rapport à leurs enfants par exemple... Non, la mort de leur fils, c'est la faute des ado qui le côtoyaient. Bref...). Leur fille et ma mère sont aussi très amies, très proches, ce qui est un peu mal vu par les parents, parce que c'est pas dans les normes, une amitié trans-générationnelle... Quant à mon frère, génie des maths et de l'informatique, le père de cette famille lui donnait allègrement du ''mon fils''. Et ce sont elle et lui qui lui ont payé la caution de son appart.
Un jour, lui appelle ma mère au téléphone, lui dit qu'il y a ''un problème avec [mon frère]'' sur un ton très grave, mais qu'il veut en parler en tête à tête, pas au téléphone. Ma mère, très inquiète, répond qu'elle viendra dès sa sortie du boulot. Il lui a quand même dit ''c'est pas trop grave'', mais sur un ton qui disait le contraire, donc elle s'est fait un sang d'encre... À peine rentrée du travail, elle fonce chez elle et lui. Lui, d'emblée, la mine déconfite : ''c'est grave !'' Ma mère encore plus inquiète...
Et là, de lui expliquer que quand mon frère a rendu son appart, il n'était pas en état suffisamment bon pour que la caution lui soit rendue, caution qu'il lui avait avancée. Soulagement de ma mère (son fils n'est pas mourant à l'hôpital, c'est juste une question de fric !). Elle explique qu'elle va rembourser (tout en pensant que ça met en péril sa capacité à manger à sa faim, quand même, alors que lui et elle, cet argent, c'est ce qu'il et elle investissent en achetant des morceaux de forêt, parce qu'elle et il ne savent pas trop quoi en foutre... Mébon), il répond qu'il en est hors de question, que c'est à mon frère de rembourser, mais qu'il aimerait que ma mère lui parle (pour lui dire quoi ? Lui tirer les oreilles et l'envoyer au coin, lui qui fait deux têtes de plus qu'elle ?).
Comme quoi, les bourgeois, même quand il ''donnent'', c'est pas du vrai don (parce que bon, la caution, c'est fait pour ça, pour que si l'appart n'est pas rendu en bon état, la caution soit gardée. Il était sensé le savoir en la payant, non ?). Ah, et il a aussi déclaré ''comme quoi faut rien donner à personne sauf à sa propre famille'' (que l'argent ne quitte surtout pas la classe dans laquelle il est !). Résultat ? Peu de temps après, ma mère s'est mise à maigrir et à avoir très soif. Sa médecin lui a découvert un diabète (du type qu'on développe à l'adolescence généralement, et qui a généralement une dimension génétique, sauf que personne n'en a dans la famille de ma mère). Cette médecin est acupunctrice et homéopathe. Elle a expliqué à ma mère que le dibète qui apparaît ainsi sans raison apparente, est souvent du à... une grande frayeur. Tout ça pour une caution d'appartement pas remboursée à des gens pour qui cette somme correspond à du surplus...
- Tilleul—
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Re: Féminisme et lutte contre la misère
13.03.15 7:38
Je partage l'avis d'araignée.
Je remets mon post d'hier, posté au mauvais endroit: Très louable initiative de cette chercheuse. Je suis inquiet en la lisant de l'état des recherches sociologiques de son université. Normalement une recherche se base sur une analyse de terrain, c'est aller au contact des populations étudiées. Ce n'est pas faire une pause dans sa "sociologie" ou son "féminisme" que d'aller observer , c'est effectuer de la recherche de terrain. C'est la base de tout travail sérieux. Et c'est salutaire (mais j'imagine bien des doctorants faisant des thèses du haut de leur tour d'ivoire)
Je remets mon post d'hier, posté au mauvais endroit: Très louable initiative de cette chercheuse. Je suis inquiet en la lisant de l'état des recherches sociologiques de son université. Normalement une recherche se base sur une analyse de terrain, c'est aller au contact des populations étudiées. Ce n'est pas faire une pause dans sa "sociologie" ou son "féminisme" que d'aller observer , c'est effectuer de la recherche de terrain. C'est la base de tout travail sérieux. Et c'est salutaire (mais j'imagine bien des doctorants faisant des thèses du haut de leur tour d'ivoire)
- InvitéInvité
Re: Féminisme et lutte contre la misère
13.03.15 9:05
Chouette que ce partage soit vu comme utile.Araignée a écrit:Merci beaucoup très énormément pour ce partage Nurja.
Je ne sais pas si je fais partie des exceptions ou des classes pauvres.Araignée a écrit: C'est le mode de fonctionnement ''normal'', habituel, dans les classes pauvres.
Mais dès qu'il s'agit de ''bourgeois'' (classes sociales dites moyennes mais bien plus aisées que nous), hormis deux ou trois exceptions, le retour de services devient payant ! Ou empoisonné...
Ou plutôt, je pense que je fais partie des exceptions en partie parce que j'ai fait partie des classes pauvres pendant un temps.
- LoïzBanni·e
- Messages : 74
Date d'inscription : 03/03/2015
Re: Féminisme et lutte contre la misère
13.03.15 10:31
On peut être victime de, ce qui ne veut pas dire victime par définition. Et "victime" n'est pas un gros mot ni une insulte.
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